Chloé Morin : « Cette élection a amplifié la vague de dégagisme de 2017 »

L’élection présidentielle a dessiné une France éclatée et divisée, plaçant à nouveau Emmanuel Macron et Marine Le Pen en tête des votes, au détriment des partis traditionnels ou des partis émergents. Cette élection présage de profondes recompositions du paysage politique, dès les élections législatives des 12 et 19 juin prochains. Chloé Morin, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès et auteure de On a les politiques qu’on mérite (éd. Fayard, 2022) revient pour la Revue des Deux Mondes sur ces transformations.

Crédit : Pierrick Villette (ABACAPRESS.COM)

Revue des Deux Mondes. Le premier tour a dessiné trois blocs principaux : La République en marche, le Rassemblement national et La France insoumise (LFI). Que dit cette configuration de la situation politique actuelle et du rapport des Français à la classe politique ?

Chloé Morin.
Par la mécanique du vote utile, les espaces de gouvernement – la social-démocratie et la droite républicaine – ont quasiment disparu. L’alternance ne peut donc se faire qu’avec les extrêmes, à droite ou à gauche. Cette configuration montre la radicalisation d’une très grande partie de l’électorat : d’une part contre Emmanuel Macron, et d’autre part, pour certains, contre l’ensemble d’un système politique et économique, que Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen contestent tous les deux et qu’ils jugent injuste envers le peuple.

Revue des Deux Mondes. Cette élection constitue-t-elle une deuxième vague de dégagisme ? Emmanuel Macron pourrait-il lui-même en être victime ?

Chloé Morin.
Les résultats du premier tour traduisent une amplification de la vague de dégagisme d’il y a cinq ans et montrent surtout que ce qui s’est passé en 2017 n’était pas une parenthèse ou une exception. Aujourd’hui, le souhait de renouveau et la contestation du système et de la classe politique, qui s’exprimaient autrefois dans les espaces dits « raisonnables », sont de plus en plus durs. Davantage de citoyens basculent dans des options radicales. Emmanuel Macron est en partie victime de ce dégagisme parce qu’il est désormais la cible de tous ceux qui contestent le système. Mais il a eu l’habileté de se trouver des réserves de voix au sein de l’espace social-démocrate et de la droite de gouvernement pour régénérer son socle politique. S’il ne l’avait pas fait, il aurait sans doute été balayé.

Revue des Deux Mondes. De nombreuses études d’opinions réalisées ces derniers mois montrent qu’une majorité de Français ne voulait pas d’un nouveau second tour entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Pour reprendre le titre de votre livre, a-t-on le duel qu’on mérite ?

Chloé Morin.
Le paysage électoral est très fragmenté, avec trois blocs principaux. Emmanuel Macron et Marine Le Pen ont su en tirer profit et ils arrivent tous les deux à surnager dans un pays divisé, où le seuil d’accès au second tour est assez bas. A-t-on les politiques qu’on mérite ? Étant donné l’abstention et l’ampleur des votes populistes, on peut considérer que l’offre politique traditionnelle, notamment celle présentée par le Parti socialiste et par Les Républicains, n’a pas été jugée à la hauteur. Ceci étant dit, il n’y a pas d’accident : les électeurs qui ont voté pour des options radicales, qu’elles soient Éric Zemmour, Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, l’ont fait consciemment, et pas simplement pour donner un coup de pied dans la fourmilière. De ce point de vue, on a en effet les politiques qu’on mérite.

Revue des Deux Mondes. En 2017, la campagne de l’entre-deux-tours était très tendue et avait donné lieu à des moments marquants, à l’usine Whirlpool d’Amiens, par exemple. En quoi celle de cette année est-elle différente ?

Chloé Morin.
Je trouve les attaques du camp d’Emmanuel Macron à l’égard de Marine Le Pen tout aussi virulentes. C’est de l’autre côté, sans doute, que les choses ont changé. Marine Le Pen a intérêt à rassurer, à apaiser, à paraître plus compétente et capable de rassembler le pays. Son camp est donc beaucoup moins violent qu’il ne l’a été par le passé vis-à-vis d’Emmanuel Macron. Ces derniers jours, Marine Le Pen dénonce la « stratégie de la peur » utilisée par le président. Elle souhaite que cette campagne d’entre-deux-tours soit la plus normale possible, pour que les gens pensent qu’il n’y a pas de brutalité, de rupture ou de risque à voter pour elle. Compte tenu de cette stratégie, la tonalité du débat est différente.

Revue des Deux Mondes. Cette élection présidentielle aura été marquée par le vote utile. Ce mécanisme sera-t-il aussi important aux élections législatives ? Celles-ci incitent-elles, historiquement, au vote utile ?

Chloé Morin.
Depuis qu’a été mis en place le quinquennat et que les élections législatives se tiennent juste après l’élection présidentielle, on constate que le seul vote utile aux législatives est celui pour le parti présidentiel, afin de donner au chef de l’État la capacité de gouverner. Cette année, on pourrait assister à un effritement du vote utile pour Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, ce qui entraînerait un rééquilibrage des voix au profit des Verts ou des Républicains. Malgré tout, je pense qu’il y aura une majorité pour le Président élu : soit absolue, soit relative ou plus composite. Une inversion totale de la logique des législatives aboutissant à une cohabitation me paraît assez improbable…

Revue des Deux Mondes. Pourquoi le risque qu’Emmanuel Macron perde sa majorité est-il aussi faible ?

Chloé Morin.
Aux élections législatives, le seuil de qualification au second tour est élevé [12,5% des voix, ndlr] et les oppositions sont fragmentées. En dehors de l’hypothèse où toute la gauche réussit à s’unir derrière un candidat unique dans chaque circonscription et où tout l’arc de droite arrive également à se rassembler, le vote d’opposition se dispersera entre plein d’offres différentes. De nombreux candidats risquent donc ne pas être qualifiés pour le second tour et il y aura, à mon avis, assez peu de triangulaires. Le parti présidentiel sera celui qui tirera le plus son épingle du jeu.

Revue des Deux Mondes. Si Marine Le Pen perd le second tour de l’élection présidentielle, le Rassemblement national restera-t-il un parti d’opposition suffisamment fort ? Il a déjà perdu des élus locaux ces cinq dernières années et risque de ne pas avoir beaucoup de députés du fait du scrutin majoritaire…

Chloé Morin.
Tout dépend de la manière dont Marine Le Pen perdrait. Si elle n’a que six ou même huit points de moins qu’Emmanuel Macron, ce n’est pas la même chose qu’une défaite avec vingt points d’écart. On peut imaginer que si elle perd d’assez peu, elle ait la tentation de se présenter une fois de plus dans cinq ans, quand Emmanuel Macron ne sera plus candidat. Dans cette hypothèse, et à condition que Jean-Luc Mélenchon tienne sa promesse de se retirer un peu de la vie politique, elle serait bien placée pour être la cheffe de l’opposition, même dans une configuration où elle aurait en effet peu de députés à cause du scrutin majoritaire.

Se pose également la question de la proportionnelle, évoquée par le président de la République et soutenue par de plus en plus d’élus et de poids lourds politiques. Évidemment, si la proportionnelle était mise en place, il y aurait une perspective d’ancrage durable à l’Assemblée nationale pour le RN, comme pour d’autres partis qui n’arrivent pas à avoir beaucoup d’élus, notamment La France insoumise. Tout dépend donc de l’ampleur de la défaite éventuelle de Marine Le Pen et, ensuite, si on parvient à moyen ou à long terme à avoir une représentation plus représentative des rapports de force politiques à l’Assemblée nationale.

Revue des Deux Mondes. Un grand parti d’extrême droite rassemblant Reconquête, le parti d’Éric Zemmour, et le Rassemblement national est-il envisageable ?

Chloé Morin.
Les rancœurs personnelles vont beaucoup jouer. Les relations entre Marine Le Pen et Éric Zemmour sont très tendues puisqu’elle lui reproche d’avoir essayé de lui voler son capital politique. On imagine donc mal l’un et l’autre s’allier dans le cadre des élections législatives avec une offre commune. Marine Le Pen et Éric Zemmour s’opposent aussi sur certains sujets : le projet d’Éric Zemmour est très libéral sur le plan économique, alors que celui de Marine Le Pen est très étatiste et social. Ils ne sont donc pas entièrement compatibles idéologiquement. Je pense qu’une offre finira forcément par supplanter l’autre. Pour l’instant, Marine Le Pen a pris le dessus, mais si elle venait à se retirer de la vie politique après cette campagne, on pourrait imaginer que Zemmour soit le mieux placé pour absorber l’espace politique du Rassemblement national.

Revue des Deux Mondes. Qu’en est-il pour Les Républicains ? Ce parti va-t-il inévitablement exploser et, le cas échéant, quand ? À qui la défaite historique de Valérie Pécresse va-t-elle profiter ?

Chloé Morin.
L’explosion des Républicains va prendre du temps. Le Parti socialiste a mis cinq ans à mourir. Les Républicains ont encore beaucoup d’élus locaux, ce qui leur permettra de survivre pendant quelques années. À court terme, leur faiblesse profite surtout à Emmanuel Macron, puisque même si Éric Zemmour et Marine Le Pen ont réussi à leur voler quelques électeurs, c’est Emmanuel Macron qui en a rassemblé le plus. L’avenir des Républicains n’est donc pas tranché. Par ailleurs, d’ici quelques mois, ou éventuellement quelques années, va s’ouvrir la compétition pour la succession d’Emmanuel Macron. Il est tout à fait possible que des macronistes de droite finissent pas créer une alliance avec LR et reconstituent un pôle de gouvernement de centre-droit, comme on en a connu par le passé. Pour l’instant, les choses sont donc trop ouvertes pour déclarer Les Républicains morts et enterrés.

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Revue des Deux Mondes. En 2017, Jean-Luc Mélenchon avait déjà obtenu le plus de voix à gauche, mais La France insoumise n’a pas pour autant œuvré pour une reconstruction de la gauche. Cette fois-ci, que va faire Jean-Luc Mélenchon ?

Chloé Morin.
En ce moment, les Insoumis essayent de faire une forme de purge politique au sein de la gauche, c’est-à-dire d’unifier idéologiquement une gauche qui a toujours été plurielle, en tuant notamment le Parti socialiste et en refusant tout accord électoral. Or, ils savent très bien que le PS a très peu de chances d’avoir des élus au Parlement. LFI ne fait donc qu’exploiter sa position de force pour marginaliser la gauche sociale-démocrate et obtenir une gauche idéologiquement homogène, à sa main. 

À long terme, la grande difficulté de ce parti est que Jean-Luc Mélenchon n’est pas immortel. Or, il est à la fois le principal atout de LFI et son principal défaut. Jean-Luc Mélenchon est l’homme qui a fait obstacle, systématiquement, à une union de la gauche depuis plus de cinq ans. À chaque fois que l’union a été proposée à LFI, c’est lui qui a imposé une stratégie consistant à tracer son sillon et à parier sur ce qui a finalement marché, c’est-à-dire une mécanique de vote utile en étant le mieux placé, donc le plus utile. 

Mais à partir du moment où vous enlevez ce formidable aimant à électeurs qu’est Jean-Luc Mélenchon, il va être difficile pour LFI de lui trouver des successeurs à sa mesure. À gauche aussi, donc, les cartes seront rebattues, avec une possibilité pour les Verts ou pour le PS, s’ils trouvent des incarnations suffisamment fortes pour se relever.

Propos recueillis par Aurélien Tillier

Cet article a été publié à l'origine sur le site de la Revue des Deux Mondes. Cliquez ici pour y accéder.

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