Frédéric Encel : « Aller ensemble vers l’Europe-puissance ou… disparaître comme puissances »

L’invasion de l’Ukraine par la Russie semble avoir revigoré l’OTAN, en perte de vitesse depuis plusieurs années. Mais ce regain d’énergie va-t-il durer ? Dans son ouvrage « Les voies de la puissance », Frédéric Encel, maître de conférences à Sciences Po Paris, analyse ce qui fait aujourd’hui la puissance et dépeint un monde déchiré par les luttes visant à la conquérir. Il aborde les effets de la guerre en Ukraine sur l’alliance transatlantique et le retour des débats pour une défense européenne commune.

Justin Trudeau, Joe Biden, Olaf Scholz, Boris Johnson et Emmanuel Macron le 24 mars 2022 au quartier général de l’OTAN (Bruxelles) dans le cadre du G7. Crédit : Michael Kappeler/DPA ABACAPRESS.COM

Revue des Deux Mondes. Quelles conséquences la guerre en Ukraine a-t-elle sur l’OTAN, dont Macron disait qu’elle était en état de « mort cérébrale » en novembre 2019 ?

Frédéric Encel. Tous les signes convergent pour prédire son renforcement : délégués finlandais et suédois soudain présents aux réunions (approuvés d’ailleurs par des opinions publiques tétanisées), suppliques moldave et géorgienne en faveur de l’adhésion, retour de la Turquie au bercail après maintes contorsions et coups de menton ; achat par l’Allemagne de chasseurs-bombardiers américains F35 « otano-compatibles », promesse de plusieurs membres d’atteindre enfin les 2% du PIB de dépenses militaires exigés par Washington depuis Obama, etc. 

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Poutine a mésestimé l’effroi qu’allait susciter son aventure militaire ukrainienne, et sa conséquence en termes de retour à la cohésion d’une alliance atlantique qu’il honnit. Faute de perception d’autant plus grave qu’il aurait dû tenir compte d’une orientation présidentielle américaine nouvelle : autant Trump voulait se débarrasser d’une OTAN trop onéreuse au profit de deux grandes bases US à l’est de l’Europe, autant Biden a toujours – avant même sa campagne électorale – prôné le renforcement de ce formidable outil militaire, sans doute davantage du reste face à l’impérialisme chinois qu’à celui de la Russie. Aussi bien, l’actuel président américain va-t-il pousser à fond les feux otaniens à la faveur de cette guerre imprudemment déclenchée par Poutine.

Revue des Deux Mondes. Plus de 100 000 soldats américains sont aujourd’hui stationnés en Europe. La guerre va-t-elle entraîner un retour durable des Etats-Unis dans les affaires européennes ?

Frédéric Encel. Oui, mais pas autant qu’on le pense en pleine émotion et alors que la guerre fait encore rage. L’Ukraine n’est pas ni ne deviendra la priorité des États-Unis. Leur problème géostratégique majeur pour les décennies à venir est incarné par la Chine. Et c’est bien dans l’Indopacifique, et non à l’est de l’Europe, que Washington joue sa place de première puissance mondiale, et en particulier sa crédibilité à restaurer : ses alliés militaires importants que sont le Japon, l’Australie, la Corée du sud, les Philippines et plusieurs archipels du Pacifique – sans compter ce titan que constitue l’Inde – attendent de leur protecteur volonté et capacité sans faille face au géant chinois en pleine expansion. Avec, en point d’orgue et ligne de mire, Taïwan… 

Cette région, c’est 350 milliards de dollars d’échanges annuels avec la Chine – le double si l’on y ajoute les autres puissances économiques est et sud asiatiques – soit plusieurs dizaines de fois le volume d’échanges avec l’Europe orientale ! Le « pivot » vers ce théâtre indopacifique primordial va donc se poursuivre, même si, en effet, les Américains semblent vouloir cesser l’hémorragie de troupes en Europe entamée voilà une quinzaine d’années. Mais vous savez, il s’agit au moins autant de convaincre la Pologne et les pays baltes d’acheter davantage encore de F-35 que de dissuader Poutine d’y intervenir…

« Je pense que Poutine n’emploiera pas d’armes non-conventionnelles (…) car rien n’indique que la stupéfiante résistance ukrainienne céderait et car le soutien (déjà tiède) de Pékin et la neutralité bienveillante de quelques rares États risqueraient de disparaître. »

Revue des Deux Mondes. Comment l’OTAN réagirait-elle si la Russie utilisait des armes chimiques en Ukraine ?

Frédéric Encel.
Je crains qu’elle ne réagisse pas substantiellement. Car la question essentielle est moins de savoir comment attaque Poutine que ce qu’il attaque. Autrement dit, l’Ukraine n’étant pas membre de l’OTAN (et pour cause !), on décide de ne pas devenir cobelligérant en sa faveur. La morale n’est pas forcément sauve, mais sur le plan strictement diplomatique et stratégique, la logique d’une alliance militaire est implacable : on est dedans ou dehors. Or puisqu’à la fin des fins, personne ne souhaite entrer en guerre contre la Russie, on ne s’y risquera pas, quelles que soient ses pratiques militaires. 

Cela dit, je pense que Poutine n’emploiera pas d’armes non-conventionnelles pour deux raisons sans lien avec l’Occident : d’une part, rien n’indique que la stupéfiante résistance ukrainienne céderait, d’autre part le soutien (déjà tiède) de Pékin et la neutralité bienveillante de quelques rares États risqueraient de disparaître.

Revue des Deux Mondes. La première ministre suédoise a affirmé mercredi 30 mars « ne pas exclure » une candidature d’adhésion à l’OTAN. Quelles conséquences cela aurait-il sur l’alliance transatlantique et sur le rapport de force avec la Russie ?

Frédéric Encel. À peu près aucune, car la Suède est militairement faible et pas même frontalière de la Russie. En revanche, cela nous dit quelque chose d’une opinion publique jusqu’alors parmi les plus pacifistes d’Europe. Une coalition rose-verte en Allemagne met cent milliards d’euros sur la table, le turbulent Orbán s’aligne (en pleine campagne électorale !) sur les sanctions décidées à Bruxelles, l’opinion espagnole bascule dans la défiance vis-à-vis de la Russie bien que fort éloignée géographiquement… ; au fond, c’est le réarmement moral davantage que technique d’une Europe plus unie et plus consciente de son propre destin qui pourrait bien s’avérer déterminant à l’avenir.

« C’est le réarmement moral davantage que technique d’une Europe plus unie et plus consciente de son propre destin qui pourrait bien s’avérer déterminant à l’avenir. »

Revue des Deux Mondes. Que se passerait-il si la France sortait du commandement intégré de l’OTAN, comme le souhaitent plusieurs candidats à la présidentielle ?

Frédéric Encel. Rien de sérieux. C’est d’ailleurs bien pour cela que ce sont les candidats les moins sérieux et calés en matière de défense et d’affaires étrangères qui le proposent ! Soit la France sort tout à fait de l’OTAN – ce que même De Gaulle ne fit pas – afin de reprendre sa totale souveraineté en en payant le prix fort en termes de défense mais aussi de capacités de projection (y compris au Sahel), soit elle y reste au prix d’une mutualisation valant perte relative de souveraineté, moyennant quoi elle participe aux décisions les plus fondamentales, lesquelles se prennent précisément au commandement intégré. Mais s’agissant des coûts comme de la crédibilité et de l’influence décisionnelle, y être sans en être tout en y étant n’a guère de sens. Surtout depuis fin février 2022…

Revue des Deux Mondes. Dans votre livre, vous interrogez l’ambition du président turc Erdoğan et vous évoquez sa rupture avec « l’esprit de l’Otan ». Il se pose aujourd’hui comme le médiateur de la guerre en Ukraine. Quel profit veut-il tirer de la situation ? L’entrée de la Turquie à l’Union européenne peut-elle être rediscutée ? 

Frédéric Encel. Erdoğan a mené une politique proactive, sinon impériale, dans l’ensemble du bassin Méditerranée/Moyen-Orient/Caucase et a échoué partout ! Divorce raté avec Israël signant bientôt les accords d’Abraham au profit d’un Hamas isolé, soutien aux Frères musulmans défaits partout lors du Printemps arabe, choix d’un axe stérile avec le picrocholin Qatar, blocage par Moscou de son avancée au nord-syrien et de l’envoi de soldats au Karabakh, échec à s’imposer dans les eaux territoriales grecques grâce à l’intervention française, stagnation en Libye, etc. 

En outre, avoir joué la Russie contre l’OTAN tout en demeurant au sein de celle-ci, puis avoir vendu des armes de pointe à l’Ukraine au grand dam de Moscou qui aujourd’hui perd des soldats sous leurs coups, contraint aujourd’hui le président turc à en rabattre et à rentrer piteusement dans le rang. Et son avenir est d’autant plus sombre qu’à l’intérieur, l’économie est en berne, et qu’à l’extérieur, Joe Biden a démontré en reconnaissant le génocide arménien en 2021 qu’il n’entretiendrait pas la patience de son prédécesseur à l’endroit des divagations turques…

Revue des Deux Mondes. Vous qualifiez la France de « grande puissance pauvre » et vous présentez trois options géopolitiques pour l’Europe : le fédéralisme européen, le statu quo dans le giron américain, et une défense européenne à laquelle seuls les pays volontaires participeraient. Le cadre européen est-il la seule manière pour la France de continuer à exister face à la Chine, l’Inde, la Russie et les États-Unis ?

Frédéric Encel. Exister, la France le pourra encore, même seule. Mais exister… comment ? En tant que redoutable puissance crédible et, le cas échéant, dissuasive, comme c’est encore le cas, ou simplement comme acteur marginal ? Objectivement, la France demeure une grande puissance car elle possède non seulement un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, une force de dissuasion nucléaire, une capacité de projection sérieuse ainsi qu’un haut niveau de technicité, mais aussi et surtout une volonté. Mais tout cela ne suffira plus avec des capacités budgétaires nettement moins extensibles que celles de géants nouveaux ou déjà installés, et hors d’un dispositif d’alliances puissant. Regardez à quel point l’Ukraine paie sa solitude stratégique…

C’est pourquoi, en effet, je pense que la création d’un pôle stratégique européen – auquel n’a cessé d’appeler Emmanuel Macron depuis cinq ans – devient urgent, non seulement pour la France mais pour tous les États européens. Or, je le dis et le réaffirme en dépit du « coup de Trafalgar » anglo-américain de septembre [l’affaire des sous-marins destinés à l’Australie], nous devons rechercher le renforcement de l’alliance avec les Britanniques. Certes ils ont quitté l’UE mais en l’espèce, il s’agit moins d’économie que de stratégique, c’est-à-dire de hard power. Et, pour l’heure, seuls les Français et les Britanniques se représentent, sur le continent européen, comme de grandes puissances devant assumer ce statut. En définitive, Poutine nous aura peut-être rendu service ; nous devons aller ensemble vers l’Europe-puissance ou nous aligner définitivement derrière d’autres puissances.

Propos recueillis par Aurélien Tillier

Cet article a été publié à l'origine sur le site de la Revue des Deux Mondes. Cliquez ici pour y accéder.

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