Louise El Yafi, plaidoyer pour une jeunesse libre

La jeunesse est-elle « la seule génération raisonnable » (1) ? Si ces mots sont prononcés par Françoise Sagan avec l’humour et la malice qui la caractérisent, ils posent aussi la question du dialogue intergénérationnel et de l’idéalisme juvénile. Dans Lettre à ma génération (éd. de l’Observatoire, 2022), Louise El Yafi, avocate de trente ans, écrit à cette jeunesse française tant attirée par des projets politiques extrémistes promettant subversion ou révolution. 


En mêlant histoire, droit et politique, elle avertit sa propre génération et la suivante du danger que représentent les extrêmes, de droite comme de gauche, et fait un constat désolant : cette génération de « biens-nés », qui n’a connu ni camps de la mort ni goulags, ni peine de mort ni avortements clandestins, ni guerre ni instabilité politique, n’aime pas la liberté qui lui a été offerte.

Les jeunes Français de quinze, vingt ou trente ans appartiennent bien sûr à des générations confrontées à des défis majeurs : génération 11-Septembre, génération Charlie Hebdo et Bataclan, génération Covid, toutes les trois également menacées par le réchauffement climatique et affectées par un chômage structurel, une précarité durable et un ascenseur social presque immobile.

Il est donc compréhensible que dans ce monde en crise permanente, où les difficultés s’accumulent et où la capacité d’agir du politique semble plus essoufflée que jamais, de plus en plus de jeunes rejettent la nuance ou le compromis au profit d’une radicalité assumée et érigée en mode d’action politique. Ils sont ainsi majoritaires à avoir voté pour un candidat « extrémiste » au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 : plus de 30% des électeurs de 18 à 35 ans ont voté pour l’Insoumis Jean-Luc Mélenchon et 25% d’entre eux lui ont préféré Marine Le Pen. Si ces scores doivent être en partie tempérés par l’abstention – 4 jeunes sur 10 n’ont pas voté, preuve d’un désengagement tout aussi alarmant – et par le vote utile, ces chiffres sont révélateurs de la large adhésion de la jeunesse française à des offres politiques radicales, et surtout aux conceptions de la République et de la société portées par ces dernières, au grand dam des générations précédentes, attachées à des cultures politiques réformistes et à une tradition universaliste.

« Pour Louise El Yafi, les camps extrêmes n’ont pour objectif que “d’embuer les esprits, notamment les plus jeunes, en nous faisant croire qu’ils défendront bec et ongles nos libertés… à grand renfort d’interdictions.” »

Dans son livre, Louise El Yafi s’adresse avec franchise à une génération éclatée, « de moins en moins capable de rire de tout ou de jouir d’un rien » ou « de plus en plus souvent tentée de tout mettre sur le dos de l’immigration ». Pour elle, les camps extrêmes n’ont pour objectif que « d’embuer les esprits, notamment les plus jeunes, en nous faisant croire qu’ils défendront bec et ongles nos libertés… à grand renfort d’interdictions. »

L’extrême droite, dont les idées trouvent un écho profond en France depuis vingt ans, n’a jamais, nulle part, apporté de solutions au mal-être social et économique qui l’amène au pouvoir. Pour Louise El Yafi, les régimes fascistes allemand et italien, de même que – comparaison n’est pas raison – les gouvernements nationaux-conservateurs de Viktor Orbán en Hongrie, d’Andrzej Duda en Pologne, de Jair Bolsonaro au Brésil ou de Donald Trump aux États-Unis, ont tous été élus sur leurs promesses sociales et sur une opposition à l’immigration. Or, « la liberté n’est jamais sélective et s’attaquer aux libertés d’un seul individu revient à s’attaquer à la nation entière. » Tous ont donc fini par s’attaquer aux contre-pouvoirs et par saper l’État de droit en adoptant des lois liberticides contre l’ensemble de la population : « une mise au pas de la justice, une mainmise sur les médias, la mise en exergue de discours et de politiques racistes et des attaques constantes envers les droits des femmes et des homosexuels ». Marine Le Pen, en disant son admiration pour ces gouvernements, en interdisant à certains médias l’accès à ses meetings, et en méprisant le Conseil Constitutionnel tout en le saisissant à sa guise, s’inscrit dans les mêmes pratiques douteuses d’une extrême droite qui avance masquée, tout comme Éric Zemmour, qui disait vouloir « enlever le pouvoir aux contre-pouvoirs ».

« Le livre de Louise El Yafi est plus piquant encore dans sa critique de l’identitarisme de l’extrême gauche, peut-être parce qu’il est écrit avec la colère, les regrets et l’exigence de celle qui ne reconnaît plus son camp. »

Mais le livre de Louise El Yafi est plus piquant encore dans sa critique de l’identitarisme de l’extrême gauche, peut-être parce qu’il est écrit avec la colère, les regrets et l’exigence de celle qui ne reconnaît plus son camp. L’auteure revient, entre autres choses, sur l’abandon par une partie de la gauche de la vision jaurèsienne de la République, et surtout de sa valeur cardinale, la laïcité. Aujourd’hui dévoyée et accusée de dissimuler une haine des musulmans, son sens-même est détourné par ceux qui font des classes populaires issues de l’immigration le nouveau prolétariat et la défense des droits des minorités leur principal axe de campagne. Elle se retrouve donc au cœur de débats passionnés rendant possible toutes les confusions.

Louise El Yafi rappelle par exemple aux jeunes partisans d’une laïcité plus « inclusive » la distinction fondamentale entre la liberté de conscience et la liberté de culte : si la première est « absolue » et assure que « l’État ne viendra jamais contrôler ni sanctionner ce qui se joue dans les profondeurs de votre esprit, quand bien même votre pensée intime serait détestable », la seconde implique des limites aux pratiques religieuses, notamment quand elles menacent l’ordre public, c’est-à-dire « la possibilité de nous maintenir en tant que société ». Bien plus qu’une simple séparation entre l’Église et l’État, « la laïcité n’est pas une idée, elle est celle qui les autorise toutes », la garante du vivre-ensemble et de la démocratie, la digue qui protège du « séparatisme institutionnalisé » à l’œuvre au Liban, pays natal du père de l’auteure.

À travers la remise en cause de la laïcité, ce n’est pas que la place de la religion dans la société qui est interrogée, mais aussi le féminisme, l’antiracisme et la manière dont se pose le débat public. « La désignation de ce qui est le Bien ou de ce qui est le Mal » par les extrêmes assèche toute possibilité de discussion et « ne peut que contribuer à un retour à la violence dans les rapports ». Louise El Yafi encourage donc tous les jeunes à briser les bulles d’informations, à s’exposer à des discours divergents et à « retrouver la nuance », afin de « prendre de la hauteur en faisant un pas vers la reconnaissance de notre égalité avec [l’Autre], en dehors de toute violence ». L’avortement aurait-il été légalisé sans le combat calme, digne et patient de Gisèle Halimi ou de Simone Veil ? La peine de mort aurait-elle été abolie sans les longs efforts de pédagogie de Robert Badinter ? Non seulement l’extrême gauche, par la cancel culture ou la diabolisation de ses adversaires, étouffe le débat, mais elle permet en plus « la transformation de l’extrême droite en pourfendeuse du politiquement correct et donc en défenseuse absolue de la liberté d’expression ».

« Face à l’éclatement de cette jeunesse séduite par les extrêmes, Louise El Yafi ne voit qu’une seule solution : la défense d’un horizon collectif, mettant l’intérêt général avant les droits individuels. »

Face à l’éclatement de cette jeunesse séduite par les extrêmes, Louise El Yafi ne voit qu’une seule solution : la défense d’un horizon collectif, mettant l’intérêt général avant les droits individuels, l’inverse menant la société à une fracture irréversible : « on ne peut jamais additionner une multitude d’identités individualistes, appeler ça un combat, et espérer en faire découler de l’égalité. » Et dans la défense de ce modèle universaliste, la jeunesse a un rôle immense à jouer.

Car derrière les remontrances se cache un véritable plaidoyer pour la jeunesse et pour tout ce qu’elle incarne de combativité, de réinvention et d’indignation. « L’Histoire s’est construite autour de nombreux moments forts qui ont suscité des vagues d’engagements massifs des jeunes dans la vie politique et sociale de leurs pays pour défendre les libertés de chacun », écrit Louise El Yafi. Du révolutionnaire Camille Desmoulins à la jeune Afro-Américaine Claudette Colvin, en passant par les résistants Guy Môquet, Lucie Aubrac et Fernand Zalkinow, nombreux sont celles et ceux qui n’ont pas reculé devant les dangers et qui se sont engagés pleinement dans des causes urgentes, au risque d’en payer le prix fort. Aujourd’hui encore, ce sont les jeunes qui protestent pour la démocratie en Algérie et à Hong Kong. Malala Yousafzai, prix Nobel de la paix à 17 ans, continue à se battre pour l’éducation des filles malgré la tentative d’assassinat dont elle a été la cible par les Talibans. Et Greta Thunberg, quoi qu’on pense d’elle, a suscité une réelle prise de conscience à travers le monde de l’urgence climatique. Chaque génération rappelle à la précédente la nécessité de penser et de préparer l’avenir. Comme l’écrit si bien Georges Bernanos, « c’est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale. Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents. » (2) Pour Louise El Yafi, il s’agit d’éviter la surchauffe, qui ferait disparaître toute possibilité d’un « récit républicain mobilisateur ».

(1) Entretien avec Marianne Payot, Lire, septembre 1994.
(2) Georges Bernanos, Les Grand Cimetières sous la lune, 1938.

Par Aurélien Tillier

Cet article a été publié à l'origine sur le site de la Revue des Deux Mondes. Cliquez ici pour y accéder.

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