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Jean-Éric Schoettl : « Le souci des droits de chacun fait souvent oublier au juge l’intérêt de tous »
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Défiance envers un système « corrompu », déconnexion des élites, perte de confiance en la capacité d’agir des élus, manque de consultation des citoyens… Nombreuses sont les causes de la crise de la représentation qui fracture la société française depuis vingt ans. Pour Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel (1997-2007), cette crise trouve aussi son origine dans l’influence croissante de la justice sur la politique et sur la loi.
Dans La démocratie au péril des prétoires (Gallimard, coll. Le Débat, 2022), il dénonce les dérives d’un système judiciaire qu’il faut repenser de toute urgence pour éviter de sombrer dans un gouvernement des juges.
Revue des Deux Mondes – Vous déplorez l’emprise grandissante des juges sur la démocratie. À quand datez-vous cette tendance et comment l’expliquez-vous ? Quelles conséquences a-t-elle sur les législateurs ?
Au cours du demi-siècle écoulé, la loi promulguée est devenue un énoncé précaire et révocable, grevé de la double hypothèque du droit européen et du droit constitutionnel, surtout avec la « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC). Elle n’exprime plus une volonté générale durable, mais une règle du jeu provisoire, perpétuellement discutable, continuellement à la merci d’une habileté contentieuse placée au service d’intérêts ou de passions privés. La tutelle du juge sur les affaires publiques s’est progressivement et considérablement accentuée, en surface comme en intensité. Rien n’est plus soustrait au contrôle du juge. Qui plus est, l’intensité du contrôle juridictionnel s’est accrue.
Le contrôle de proportionnalité, comme celui de l’« incompétence négative » (le texte n’en a pas assez dit pour protéger les droits et libertés), empêchent désormais le législateur et le pouvoir réglementaire de prendre ces mesures simples, souples, générales et lisibles qu’ils prenaient auparavant, et qui permettaient l’adaptation aux réalités du terrain par l’administration, sans interdire un contrôle raisonnable par le juge. Les principes applicables (constitutionnels et conventionnels), de caractère vague, offrent une prise à la subjectivité du juge. Son pouvoir d’interprétation se mue en pouvoir normatif autonome. Le Conseil constitutionnel ajoute à la loi, voire à la Constitution (comme lorsqu’il « découvre » de nouveaux principes constitutionnels). Les cours suprêmes européennes (Cour européenne des droits de l’homme et Cour de justice de l’Union européenne) font de même avec les traités. Cette extension du périmètre et de l’intensité du contrôle juridictionnel est l’œuvre tantôt du constituant (institution de la QPC en 2008), tantôt du législateur (référés libertés administratifs), tantôt du juge lui-même.
Revue des Deux Mondes – Cette situation est-elle française ou peut-on aussi l’observer dans d’autres pays européens ?
La puissance du juge dans les démocraties occidentales contemporaines tient à ce paradoxe : les décideurs, publics ou privés, sont toujours plus suspects d’indignité et conséquemment soumis à un contrôle juridictionnel plus étendu et plus intense. Mais l’équanimité, la lucidité et la disponibilité des juges sont, quant à elles, présupposées, comme est présupposée l’imperméabilité du juge à l’air du temps, au vedettariat, à l’hubrisetc. Remettre en cause ce présupposé n’est pas plaider pour une société sans juge, mais exiger du juge, comme des autres décideurs, de faire un usage responsable de ses prérogatives.
Cette exigence est d’ailleurs celle de beaucoup de juges, en France comme ailleurs. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, pays où la puissance du juge semblait à l’abri de toute interrogation, les juges Scalia et Roberts ont critiqué, dans leurs opinions dissidentes, la décision de 2015 de la Cour suprême des États-Unis imposant aux États de légaliser le mariage homosexuel. Ils ont expliqué que l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe n’avait pas à être imposée par la Cour aux États, mais décidée par les représentants du peuple dans chaque État. Plus récemment, a fuité dans la presse un « avant-projet d’opinion majoritaire » de la Supreme Court tendant à renverser la jurisprudence Roe v. Wade de 1973 sur l’IVG. Pour la majorité des membres actuels de la Supreme Court, il s’agit non de déclarer l’avortement inconstitutionnel, mais de laisser aux représentants du peuple dans chaque État le soin de fixer les conditions et modalités de l’IVG, notamment la période de la vie fœtale pendant laquelle l’interruption est légalement possible.
Revue des Deux Mondes – Vous qualifiez l’État de droit de « notion ambigüe (…) constamment brandie face au gouvernement et au législateur ». Qu’entendez-vous par là ?
L’État de droit est devenu une notion polymorphe qui a une signification tantôt technique, tantôt idéologique, voire transcendantale. Dans cette dernière acception, il devient une religion dont les droits fondamentaux sont les dieux et le juge le grand officiant. Deux principes cardinaux sous-tendent l’action publique dans un État de droit : les pouvoirs publics sont soumis à la légalité ; mais la protection du peuple doit être effective. Autrement dit : l’État doit non seulement respecter le droit, mais aussi le faire respecter et donc s’en donner les moyens. Il est vrai, historiquement, que les libertés ont été malmenées par le prince. Elles ne le sont pas moins dans l’espace (pensons à la Russie de Poutine et à la Turquie d’Erdoğan). Toutefois, pour Montesquieu déjà, la liberté se définissait comme « la tranquillité d’esprit du citoyen qui provient de son opinion que le gouvernement non seulement ne l’assujettit pas, mais fait en sorte qu’il ne puisse craindre d’un autre citoyen ».
Des parodies de justice se déchaînent sur les médias et les réseaux sociaux au nom, par exemple, du respect dû à la parole des victimes (ou se prétendant telles). Le contraste entre cette vindicte justicière et la vraie justice saute aux yeux. Mais la justice, lorsqu’elle est saisie, n’est pas à l’abri de telles pressions. Telle ou telle décision peut être inspirée par la vision qu’a le juge des responsabilités respectives de l’auteur de l’infraction et de la société. Certains magistrats (ne généralisons pas) voient une victime de la société dans le délinquant ordinaire. L’indulgence de ces magistrats pour ce dernier a pour pendant leur sévérité à l’égard du prévenu lorsque celui-ci occupe une place réputée dominante dans la société. Ceci se manifeste particulièrement dans les affaires politico-financières. Dans ces dernières, la sévérité du juge rencontre le « désir du pénal » d’un public convaincu qu’« ils sont tous pourris ». On a parfois l’impression que l’adage « selon que vous serez puissant ou misérable… » a été retourné comme un gant au cours du demi-siècle écoulé. La justice n’y gagne rien.
Revue des Deux Mondes – En 2021, l’État français a été condamné par le tribunal administratif de Paris pour son inaction climatique après un recours du collectif écologiste « L’Affaire du siècle ». Doit-on selon vous supprimer la possibilité pour des associations militantes d’avoir recours à la justice ?
Le prétoire s’est ouvert, ces cinquante dernières années, à des requérants toujours plus nombreux. L’intérêt pour agir est de plus en plus libéralement apprécié par le juge administratif. Devant les juridictions répressives, la liste des catégories d’associations pouvant se porter partie civile ne cesse de s’allonger. On s’est bien éloigné du principe : « nul ne plaide par procureur ». Il faudrait faire le ménage.
Revue des Deux Mondes – Une des grandes réformes constitutionnelles de ces dernières années est l’instauration de la « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC), qui permet à un particulier de faire examiner par le Conseil constitutionnel la constitutionnalité d’une loi. Pourquoi ce dispositif est-il dangereux selon vous ?
La QPC a été présentée comme un progrès considérable dans la protection des personnes contre les lois arbitraires. Ne met-elle pas le droit français « à niveau » par rapport à celui d’autres démocraties occidentales qui pratiquent depuis longtemps le contrôle de constitutionnalité a posteriori ? Mais étions-nous un État de droit atrophié avant 2010, année d’entrée en vigueur de la QPC ? Par ailleurs, le contrôle de constitutionnalité a posteriori, et même le contrôle de constitutionnalité tout court, ne sont pas universellement répandus dans les démocraties contemporaines. Les Pays-Bas et la Suède ignorent le contrôle de constitutionnalité. Contrairement à ce qui avait été prévu, le nombre de QPC jugées par le Conseil constitutionnel se maintient à un niveau élevé. Est ainsi contredit par les faits le pronostic initial selon lequel, le stock normatif une fois purgé des inconstitutionnalités flagrantes entachant des textes votés avant le contrôle de constitutionnalité, le flot des QPC se tarirait, car « il n’y aurait plus de cadavres dans les placards » de l’ordonnancement juridique.
Le changement est également qualitatif : avec le contradictoire, les audiences publiques et les plaidoiries d’avocats, le Conseil constitutionnel est devenu une juridiction, ce qui se marque dans sa procédure comme dans son decorum. Par l’effet de la QPC, des pans entiers de la législation doivent être remis en chantier. Tout y passe : qui aurait pensé, il y a quinze ans, que les combats de coqs seraient une question constitutionnelle ? La censure a posteriori devient, comme la transposition des directives, une source importante de « législation contrainte », s’imputant sur un temps parlementaire déjà chargé et alimentant l’inflation normative. La marge de manœuvre du législateur n’est pas plus grande que pour la transcription en droit français des directives européennes, car, le plus souvent, la censure comporte « en creux » des consignes précises quant au contenu à donner au nouveau texte.
Dans bien des cas, le souci des droits de chacun fait oublier au juge (et souvent aussi au législateur) l’intérêt de tous. J’en donnerai deux exemples dans le domaine régalien.
Premier exemple : la sévérité avec laquelle les textes et la jurisprudence regardent l’emploi de leurs armes par les forces de l’ordre. Il ne paraît pas choquant à nos concitoyens qu’un policier tire contre un véhicule qui, roulant à contre-sens, force un barrage de police et fonce sur un agent, comme sur le Pont-Neuf le 24 avril 2022. Dans cette affaire, le jeune policier qui a fait feu n’en est pas moins gardé à vue 48 heures « eu égard à la gravité des conséquences de son acte » (deux trafiquants de drogue tués et un autre blessé) et mis en examen. La juridiction d’instruction qualifie les faits d’« homicide volontaire » sur la personne du conducteur. Les circonstances paraissent pourtant relever du 4° de l’article L 435-1 du code de la sécurité intérieure (en vertu duquel les agents de l’ordre peuvent faire usage de leurs armes « lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules (…) dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui »). Si, même lorsque l’emploi d’une arme se situe dans un cadre légal, les policiers font l’objet de qualifications aussi graves que celle d’homicide volontaire, ne devraient-ils pas toujours s’abstenir de faire usage de leurs armes ? L’emploi de la force légale comporte toujours des risques incompressibles d’atteinte à l’intégrité physique. De tels risques doivent être limités, mais ils ne peuvent être éliminés. Imposer que « cela n’arrive jamais », reviendrait à débrider la violence illégitime des casseurs et des voyous, assurés qu’ils seraient de la passivité des agents de l’ordre public.
Autre exemple : le meurtre du père Olivier Maire. En vertu d’une combinaison de jurisprudences protectrices, le contrôle judiciaire de l’incendiaire de la cathédrale de Nantes fait obstacle à son éloignement à la fin de sa détention provisoire, et ses troubles psychiatriques s’opposent à son expulsion vers le Rwanda, non équipé pour le soigner. À la veille du meurtre, Il n’est donc ni incarcéré, ni interné, ni éloigné. D’une certaine façon, la vie d’un homme admirable est sacrifiée sur l’autel du respect des droits individuels de son meurtrier.
Revue des Deux Mondes – Faut-il supprimer la primauté du droit européen sur le droit français et comment ?
Non, mais la cantonner dans le domaine de compétences de l’Union européenne (UE). Comme le juge le tribunal constitutionnel allemand, ce n’est que dans le domaine de compétences de l’Union, tel que l’ont circonscrit les traités, que les peuples d’Europe ont consenti à l’applicabilité d’un acte de l’UE (y compris d’un arrêt de la Cour de justice). Pour aller au-delà des attributions que lui ont confiées les traités, les organes de l’UE ne sauraient se prévaloir du principe de primauté du droit européen. Si loin qu’aille la primauté du droit de l’Union, elle ne saurait abolir le fait que les institutions européennes ne disposent que d’une compétence d’attribution, délimitée par les traités. Elles n’ont pas la « compétence de leurs compétences », apanage des souverainetés nationales.
Revue des Deux Mondes – Vous écrivez que seul « un contexte de crise aigüe » pourra remettre la justice sur le droit chemin. Sommes-nous déjà en train de vivre cette crise ?
Aujourd’hui, les pouvoirs publics issus de l’élection sont entravés et tourmentés par le pouvoir juridictionnel, national et supranational, comme Gulliver par les Lilliputiens. Comment faire revenir le pouvoir juridictionnel à sa juste place (réguler, sans les inhiber, les fonctions régaliennes) ? L’idéal serait que le pouvoir juridictionnel se convertisse spontanément à ce que les juristes anglo-saxons appellent le « self restraint ». Mais c’est une vue de l’esprit : les prétoires sont trop nombreux, l’entraînement mimétique trop grand, les pressions sur le juge trop fortes, les jurisprudences trop cristallisées.
Que faire alors de plus pour faire rentrer le pouvoir juridictionnel dans son lit, sans évidemment l’abolir ? Pour répondre sincèrement à cette interrogation, j’ai dressé dans mon livre un catalogue de solutions que certains qualifieront de remèdes de cheval : nous retirer de la Convention européenne des droits de l’homme ; instaurer une procédure de « dernier mot parlementaire » pour confirmer une loi censurée ; séparer le siège du parquet et donner au garde des Sceaux les moyens de mener une politique pénale en plaçant le ministère public sous son autorité.
Ce changement de paradigme prendrait à rebrousse-poil cinquante ans d’évolution des idées politico-juridiques en France comme en Europe. L’état d’esprit des élites dirigeantes, pensantes et sermonnantes ne s’y prête pas. Les groupes de pression s’y opposeraient farouchement et disposeraient, pour ce faire, de puissants appuis politiques et médiatiques. Les instances européennes cloueraient la France au pilori. La pente dévalée depuis un demi-siècle ne pourra être remontée que dans un contexte de crise aigüe. Nous en vivons peut-être les prémices. Pour la première fois en effet, au moins dans la bouche de certains candidats à l’élection présidentielle de 2022, s’est exprimé le désir du politique de s’émanciper de la tutelle du juge. Mais il a fallu la Révolution française pour mettre un terme au pouvoir des parlements d’ancien régime.
Revue des Deux Mondes – Vous déplorez l’emprise grandissante des juges sur la démocratie. À quand datez-vous cette tendance et comment l’expliquez-vous ? Quelles conséquences a-t-elle sur les législateurs ?
Au cours du demi-siècle écoulé, la loi promulguée est devenue un énoncé précaire et révocable, grevé de la double hypothèque du droit européen et du droit constitutionnel, surtout avec la « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC). Elle n’exprime plus une volonté générale durable, mais une règle du jeu provisoire, perpétuellement discutable, continuellement à la merci d’une habileté contentieuse placée au service d’intérêts ou de passions privés. La tutelle du juge sur les affaires publiques s’est progressivement et considérablement accentuée, en surface comme en intensité. Rien n’est plus soustrait au contrôle du juge. Qui plus est, l’intensité du contrôle juridictionnel s’est accrue.
Le contrôle de proportionnalité, comme celui de l’« incompétence négative » (le texte n’en a pas assez dit pour protéger les droits et libertés), empêchent désormais le législateur et le pouvoir réglementaire de prendre ces mesures simples, souples, générales et lisibles qu’ils prenaient auparavant, et qui permettaient l’adaptation aux réalités du terrain par l’administration, sans interdire un contrôle raisonnable par le juge. Les principes applicables (constitutionnels et conventionnels), de caractère vague, offrent une prise à la subjectivité du juge. Son pouvoir d’interprétation se mue en pouvoir normatif autonome. Le Conseil constitutionnel ajoute à la loi, voire à la Constitution (comme lorsqu’il « découvre » de nouveaux principes constitutionnels). Les cours suprêmes européennes (Cour européenne des droits de l’homme et Cour de justice de l’Union européenne) font de même avec les traités. Cette extension du périmètre et de l’intensité du contrôle juridictionnel est l’œuvre tantôt du constituant (institution de la QPC en 2008), tantôt du législateur (référés libertés administratifs), tantôt du juge lui-même.
Revue des Deux Mondes – Cette situation est-elle française ou peut-on aussi l’observer dans d’autres pays européens ?
La puissance du juge dans les démocraties occidentales contemporaines tient à ce paradoxe : les décideurs, publics ou privés, sont toujours plus suspects d’indignité et conséquemment soumis à un contrôle juridictionnel plus étendu et plus intense. Mais l’équanimité, la lucidité et la disponibilité des juges sont, quant à elles, présupposées, comme est présupposée l’imperméabilité du juge à l’air du temps, au vedettariat, à l’hubrisetc. Remettre en cause ce présupposé n’est pas plaider pour une société sans juge, mais exiger du juge, comme des autres décideurs, de faire un usage responsable de ses prérogatives.
Cette exigence est d’ailleurs celle de beaucoup de juges, en France comme ailleurs. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, pays où la puissance du juge semblait à l’abri de toute interrogation, les juges Scalia et Roberts ont critiqué, dans leurs opinions dissidentes, la décision de 2015 de la Cour suprême des États-Unis imposant aux États de légaliser le mariage homosexuel. Ils ont expliqué que l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe n’avait pas à être imposée par la Cour aux États, mais décidée par les représentants du peuple dans chaque État. Plus récemment, a fuité dans la presse un « avant-projet d’opinion majoritaire » de la Supreme Court tendant à renverser la jurisprudence Roe v. Wade de 1973 sur l’IVG. Pour la majorité des membres actuels de la Supreme Court, il s’agit non de déclarer l’avortement inconstitutionnel, mais de laisser aux représentants du peuple dans chaque État le soin de fixer les conditions et modalités de l’IVG, notamment la période de la vie fœtale pendant laquelle l’interruption est légalement possible.
Revue des Deux Mondes – Vous qualifiez l’État de droit de « notion ambigüe (…) constamment brandie face au gouvernement et au législateur ». Qu’entendez-vous par là ?
L’État de droit est devenu une notion polymorphe qui a une signification tantôt technique, tantôt idéologique, voire transcendantale. Dans cette dernière acception, il devient une religion dont les droits fondamentaux sont les dieux et le juge le grand officiant. Deux principes cardinaux sous-tendent l’action publique dans un État de droit : les pouvoirs publics sont soumis à la légalité ; mais la protection du peuple doit être effective. Autrement dit : l’État doit non seulement respecter le droit, mais aussi le faire respecter et donc s’en donner les moyens. Il est vrai, historiquement, que les libertés ont été malmenées par le prince. Elles ne le sont pas moins dans l’espace (pensons à la Russie de Poutine et à la Turquie d’Erdoğan). Toutefois, pour Montesquieu déjà, la liberté se définissait comme « la tranquillité d’esprit du citoyen qui provient de son opinion que le gouvernement non seulement ne l’assujettit pas, mais fait en sorte qu’il ne puisse craindre d’un autre citoyen ».
« Le contraste entre la vindicte justicière et la vraie justice saute aux yeux. Mais la justice, lorsqu’elle est saisie, n’est pas à l’abri de telles pressions. »
Revue des Deux Mondes – Vous dénoncez l’emprise du juge sur la loi et la vie publique, mais cette autorité n’est-elle pas elle-même sapée par les médias et les réseaux sociaux, qui respectent peu la présomption d’innocence, comme lors de la récente affaire Damien Abad ?Des parodies de justice se déchaînent sur les médias et les réseaux sociaux au nom, par exemple, du respect dû à la parole des victimes (ou se prétendant telles). Le contraste entre cette vindicte justicière et la vraie justice saute aux yeux. Mais la justice, lorsqu’elle est saisie, n’est pas à l’abri de telles pressions. Telle ou telle décision peut être inspirée par la vision qu’a le juge des responsabilités respectives de l’auteur de l’infraction et de la société. Certains magistrats (ne généralisons pas) voient une victime de la société dans le délinquant ordinaire. L’indulgence de ces magistrats pour ce dernier a pour pendant leur sévérité à l’égard du prévenu lorsque celui-ci occupe une place réputée dominante dans la société. Ceci se manifeste particulièrement dans les affaires politico-financières. Dans ces dernières, la sévérité du juge rencontre le « désir du pénal » d’un public convaincu qu’« ils sont tous pourris ». On a parfois l’impression que l’adage « selon que vous serez puissant ou misérable… » a été retourné comme un gant au cours du demi-siècle écoulé. La justice n’y gagne rien.
Revue des Deux Mondes – En 2021, l’État français a été condamné par le tribunal administratif de Paris pour son inaction climatique après un recours du collectif écologiste « L’Affaire du siècle ». Doit-on selon vous supprimer la possibilité pour des associations militantes d’avoir recours à la justice ?
Le prétoire s’est ouvert, ces cinquante dernières années, à des requérants toujours plus nombreux. L’intérêt pour agir est de plus en plus libéralement apprécié par le juge administratif. Devant les juridictions répressives, la liste des catégories d’associations pouvant se porter partie civile ne cesse de s’allonger. On s’est bien éloigné du principe : « nul ne plaide par procureur ». Il faudrait faire le ménage.
Revue des Deux Mondes – Une des grandes réformes constitutionnelles de ces dernières années est l’instauration de la « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC), qui permet à un particulier de faire examiner par le Conseil constitutionnel la constitutionnalité d’une loi. Pourquoi ce dispositif est-il dangereux selon vous ?
La QPC a été présentée comme un progrès considérable dans la protection des personnes contre les lois arbitraires. Ne met-elle pas le droit français « à niveau » par rapport à celui d’autres démocraties occidentales qui pratiquent depuis longtemps le contrôle de constitutionnalité a posteriori ? Mais étions-nous un État de droit atrophié avant 2010, année d’entrée en vigueur de la QPC ? Par ailleurs, le contrôle de constitutionnalité a posteriori, et même le contrôle de constitutionnalité tout court, ne sont pas universellement répandus dans les démocraties contemporaines. Les Pays-Bas et la Suède ignorent le contrôle de constitutionnalité. Contrairement à ce qui avait été prévu, le nombre de QPC jugées par le Conseil constitutionnel se maintient à un niveau élevé. Est ainsi contredit par les faits le pronostic initial selon lequel, le stock normatif une fois purgé des inconstitutionnalités flagrantes entachant des textes votés avant le contrôle de constitutionnalité, le flot des QPC se tarirait, car « il n’y aurait plus de cadavres dans les placards » de l’ordonnancement juridique.
Le changement est également qualitatif : avec le contradictoire, les audiences publiques et les plaidoiries d’avocats, le Conseil constitutionnel est devenu une juridiction, ce qui se marque dans sa procédure comme dans son decorum. Par l’effet de la QPC, des pans entiers de la législation doivent être remis en chantier. Tout y passe : qui aurait pensé, il y a quinze ans, que les combats de coqs seraient une question constitutionnelle ? La censure a posteriori devient, comme la transposition des directives, une source importante de « législation contrainte », s’imputant sur un temps parlementaire déjà chargé et alimentant l’inflation normative. La marge de manœuvre du législateur n’est pas plus grande que pour la transcription en droit français des directives européennes, car, le plus souvent, la censure comporte « en creux » des consignes précises quant au contenu à donner au nouveau texte.
« La vie d’un homme admirable est sacrifiée sur l’autel du respect des droits individuels de son meurtrier. »
Revue des Deux Mondes – Vous affirmez que « à force de défendre les droits de chacun, on ne défend plus les droits de tous ». Qu’entendez-vous par là ?Dans bien des cas, le souci des droits de chacun fait oublier au juge (et souvent aussi au législateur) l’intérêt de tous. J’en donnerai deux exemples dans le domaine régalien.
Premier exemple : la sévérité avec laquelle les textes et la jurisprudence regardent l’emploi de leurs armes par les forces de l’ordre. Il ne paraît pas choquant à nos concitoyens qu’un policier tire contre un véhicule qui, roulant à contre-sens, force un barrage de police et fonce sur un agent, comme sur le Pont-Neuf le 24 avril 2022. Dans cette affaire, le jeune policier qui a fait feu n’en est pas moins gardé à vue 48 heures « eu égard à la gravité des conséquences de son acte » (deux trafiquants de drogue tués et un autre blessé) et mis en examen. La juridiction d’instruction qualifie les faits d’« homicide volontaire » sur la personne du conducteur. Les circonstances paraissent pourtant relever du 4° de l’article L 435-1 du code de la sécurité intérieure (en vertu duquel les agents de l’ordre peuvent faire usage de leurs armes « lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules (…) dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui »). Si, même lorsque l’emploi d’une arme se situe dans un cadre légal, les policiers font l’objet de qualifications aussi graves que celle d’homicide volontaire, ne devraient-ils pas toujours s’abstenir de faire usage de leurs armes ? L’emploi de la force légale comporte toujours des risques incompressibles d’atteinte à l’intégrité physique. De tels risques doivent être limités, mais ils ne peuvent être éliminés. Imposer que « cela n’arrive jamais », reviendrait à débrider la violence illégitime des casseurs et des voyous, assurés qu’ils seraient de la passivité des agents de l’ordre public.
Autre exemple : le meurtre du père Olivier Maire. En vertu d’une combinaison de jurisprudences protectrices, le contrôle judiciaire de l’incendiaire de la cathédrale de Nantes fait obstacle à son éloignement à la fin de sa détention provisoire, et ses troubles psychiatriques s’opposent à son expulsion vers le Rwanda, non équipé pour le soigner. À la veille du meurtre, Il n’est donc ni incarcéré, ni interné, ni éloigné. D’une certaine façon, la vie d’un homme admirable est sacrifiée sur l’autel du respect des droits individuels de son meurtrier.
Revue des Deux Mondes – Faut-il supprimer la primauté du droit européen sur le droit français et comment ?
Non, mais la cantonner dans le domaine de compétences de l’Union européenne (UE). Comme le juge le tribunal constitutionnel allemand, ce n’est que dans le domaine de compétences de l’Union, tel que l’ont circonscrit les traités, que les peuples d’Europe ont consenti à l’applicabilité d’un acte de l’UE (y compris d’un arrêt de la Cour de justice). Pour aller au-delà des attributions que lui ont confiées les traités, les organes de l’UE ne sauraient se prévaloir du principe de primauté du droit européen. Si loin qu’aille la primauté du droit de l’Union, elle ne saurait abolir le fait que les institutions européennes ne disposent que d’une compétence d’attribution, délimitée par les traités. Elles n’ont pas la « compétence de leurs compétences », apanage des souverainetés nationales.
Revue des Deux Mondes – Vous écrivez que seul « un contexte de crise aigüe » pourra remettre la justice sur le droit chemin. Sommes-nous déjà en train de vivre cette crise ?
Aujourd’hui, les pouvoirs publics issus de l’élection sont entravés et tourmentés par le pouvoir juridictionnel, national et supranational, comme Gulliver par les Lilliputiens. Comment faire revenir le pouvoir juridictionnel à sa juste place (réguler, sans les inhiber, les fonctions régaliennes) ? L’idéal serait que le pouvoir juridictionnel se convertisse spontanément à ce que les juristes anglo-saxons appellent le « self restraint ». Mais c’est une vue de l’esprit : les prétoires sont trop nombreux, l’entraînement mimétique trop grand, les pressions sur le juge trop fortes, les jurisprudences trop cristallisées.
Que faire alors de plus pour faire rentrer le pouvoir juridictionnel dans son lit, sans évidemment l’abolir ? Pour répondre sincèrement à cette interrogation, j’ai dressé dans mon livre un catalogue de solutions que certains qualifieront de remèdes de cheval : nous retirer de la Convention européenne des droits de l’homme ; instaurer une procédure de « dernier mot parlementaire » pour confirmer une loi censurée ; séparer le siège du parquet et donner au garde des Sceaux les moyens de mener une politique pénale en plaçant le ministère public sous son autorité.
Ce changement de paradigme prendrait à rebrousse-poil cinquante ans d’évolution des idées politico-juridiques en France comme en Europe. L’état d’esprit des élites dirigeantes, pensantes et sermonnantes ne s’y prête pas. Les groupes de pression s’y opposeraient farouchement et disposeraient, pour ce faire, de puissants appuis politiques et médiatiques. Les instances européennes cloueraient la France au pilori. La pente dévalée depuis un demi-siècle ne pourra être remontée que dans un contexte de crise aigüe. Nous en vivons peut-être les prémices. Pour la première fois en effet, au moins dans la bouche de certains candidats à l’élection présidentielle de 2022, s’est exprimé le désir du politique de s’émanciper de la tutelle du juge. Mais il a fallu la Révolution française pour mettre un terme au pouvoir des parlements d’ancien régime.
Propos recueillis par Aurélien Tillier
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