Jean Garrigues : « Il existait une culture du compromis en France, même sous la Ve République »

Les résultats des élections législatives ont laissé beaucoup de questions en suspens. Les Français n’avaient pas donné de majorité relative au parti présidentiel depuis 1988. Cette configuration est-elle vraiment inédite ? Des forces politiques différentes peuvent-elles atteindre un compromis ? Spécialiste du Parlement, l’historien Jean Garrigues, auteur de La Tentation du sauveur (Payot, 2022), a répondu à nos questions. 

Allocution présidentielle d’Emmanuel Macron, le 22 juin 2022. Crédit : Raphael Lafargue/ABACAPRESS.COM

Revue des Deux Mondes – Face au camouflet infligé à sa majorité, selon la logique des institutions, le président Macron ne devrait-il pas changer de Premier ministre ?

Jean Garrigues –
Ce n’est pas une règle écrite et ce phénomène est inédit sous la Ve République : même Michel Rocard n’avait pas essuyé un désaveu aussi lourd. C’est justement l’esprit de la Ve République de sanctionner ceux qui ont failli dans les urnes. Politiquement, il me semble opportun d’avoir un autre chef de la majorité, car Élisabeth Borne, en tant que Première ministre et chef de campagne, est a priori responsable du mauvais résultat d’Ensemble !.

D’un autre côté, la règle adoptée par Emmanuel Macron est que les ministres battus aux élections législatives doivent démissionner. Or, Élisabeth Borne a été élue. Il n’y a donc pas de motif sérieux pour qu’elle démissionne, d’autant plus que le choix d’une femme à Matignon a été présenté comme quelque chose d’exceptionnel. Sa démission au bout d’un mois serait encore pire que si c’était un homme…

Revue des Deux Mondes – Avec cette majorité relative, le gouvernement va devoir travailler avec les oppositions pour faire adopter des textes de loi. La négociation et le compromis ont-ils une place dans notre culture politique et parlementaire ?

Jean Garrigues –
Historiquement, le compromis fait partie de l’esprit du parlementarisme français sous la IIIe République. C’était notamment le cas dans l’entre-deux-guerres, où les majorités étaient beaucoup plus disparates. Le Parti radical, qui avait alors une place centrale, avait du mal à être majoritaire à lui seul et les majorités se constituaient donc sur tel ou tel texte. Aristide Briand était le champion de cette stratégie. En tant que rapporteur du texte de séparation de l’Église et de l’État, en 1905, il a été salué pour avoir su négocier avec les différentes composantes, de la SFIO à la droite catholique ou libérale.

Cette culture du compromis a été un peu effacée sous la Ve République, parce que le général de Gaulle voulait une majorité parlementaire qui accomplisse les réformes lancées par l’exécutif. Mais rappelons que Michel Debré, un homme de la IIIe et IVe République, et le principal rédacteur de la Constitution de 1958, ne concevait pas de gouverner avec une majorité absolue. Pendant les quatre premières années de la Ve République, de Gaulle n’en avait pas à l’Assemblée. Il y avait même au sein de sa majorité des opposants déterminés, par exemple sur l’indépendance de l’Algérie. Ce n’est qu’avec la révision constitutionnelle de 1962 [instaurant le suffrage universel direct pour l’élection présidentielle] et la dissolution de l’Assemblée qui a suivi, que de Gaulle a obtenu une majorité absolue. C’était d’ailleurs l’idée de Georges Pompidou, qui voulait une majorité claire pour gouverner, sans avoir besoin de négocier avec les groupes de l’opposition.

« Cette culture du compromis s’est surtout effacée avec le quinquennat et l’inversion du calendrier : majorité présidentielle et majorité parlementaire sont devenues consubstantielles. »

En 1988, pour obtenir une majorité absolue, Michel Rocard négociait chaque texte en essayant d’obtenir des abstentions ou de rallier d’autres députés : les communistes ont voté pour la création du RMI, les députés centristes, pourtant alliés à la droite, ont voté pour certaines lois… Bien sûr, il ne manquait à Rocard qu’une quinzaine de députés pour atteindre la majorité absolue et il pouvait contraindre l’Assemblée avec l’article 49.3. Cette culture du compromis s’est surtout effacée avec le quinquennat et l’inversion du calendrier : majorité présidentielle et majorité parlementaire sont devenues consubstantielles.

Revue des Deux Mondes – L’usage du 49.3 est aujourd’hui très limité. Le gouvernement ne peut par exemple s’en servir qu’une seule fois par session parlementaire. Peut-on aboutir à des situations de blocage total des textes de loi ?

Jean Garrigues –
Si on ne renoue pas avec cette culture du compromis, c’est certain ! Le rôle du ministre chargé des relations avec le Parlement, Olivier Véran, sera décisif. J’ai entendu dire qu’il regarde beaucoup vers le groupe socialiste, qui ne sera pas toujours en adéquation avec La France insoumise (LFI). Il pourrait y trouver du soutien pour des lois sur le pouvoir d’achat ou la planification écologique. On peut aussi imaginer que sur d’autres textes, comme la retraite à 65 ans, le gouvernement trouve des renforts du côté des Républicains. Tout cela suppose que chacun soit dans une opposition constructive, ce qui semble être le cas, à l’exception peut-être de LFI. Même le Rassemblement national s’y est montré ouvert, contrairement à leur positionnement depuis cinq ans ou en 1986, quand le Front national avait un groupe de 35 députés. C’est une vraie nouveauté dans la tradition de l’extrême droite ou de la droite extrême au Parlement.

Revue des Deux Mondes – C’est la première fois depuis 1986 que le Rassemblement national a un groupe à l’Assemblée nationale. Historiquement, comment l’extrême droite a-t-elle utilisé sa présence au Parlement ? La transition d’une opposition contestataire à une opposition législative peut-elle réussir ?

Jean Garrigues –
L’extrême droite n’a eu qu’une présence marginale au Parlement. La droite nationaliste dans les années 1900 et les quelques députés d’Action française – qui ne portaient pas ce nom – dans les années 1920 étaient toujours dans l’abstention, le coup d’éclat et l’obstruction de la vie parlementaire. On pourrait même remonter aux députés bonapartistes des années 1880, au tout début de la IIIe République, qui étaient presque systématiquement dans l’obstruction, avec un discours très antiparlementaire contradictoire avec leur présence au Parlement. C’est une tradition que l’on a retrouvée avec le Front national en 1986. Les députés étaient soit absentéistes, soit obstructionnistes, soit dans les formules tapageuses.

L’extrême droite n’a jamais transformé son opposition politique en opposition parlementaire classique et a parfois même été réticente à entrer au Parlement du fait d’une culture antiparlementaire. Les Croix-de-Feu, dans les années 1930, étaient la première force militante en France, avec des centaines de milliers d’adhérents, mais ils n’ont eu aucun succès aux élections législatives et étaient absents de la Chambre des députés. La première acclimatation à la vie parlementaire est venue de Jean-Marie Le Pen, élu député en 1956 dans la vague poujadiste, qui a prononcé des discours importants, notamment pour l’Algérie française. Mais c’est avec Marine Le Pen que cela a véritablement évolué.

Revue des Deux Mondes – Cette situation de blocage de l’Assemblée a-t-elle des antécédents historiques ? Certains observateurs comparent la situation actuelle avec la crise de 1877…

Jean Garrigues –
La comparaison est un peu exagérée : le président de la République avait beaucoup moins de pouvoir qu’aujourd’hui et celui de l’époque, Patrice de Mac Mahon, était monarchiste alors que la majorité parlementaire était républicaine. Or, Emmanuel Macron a bel et bien une majorité, même si elle est relative.

En 1877, Patrice de Mac Mahon n’admet pas cette majorité républicaine et provoque une crise politique en faisant démissionner le président du Conseil, le républicain Jules Simon, et en dissolvant la Chambre des députés. Les nouvelles élections législatives permettent aux monarchistes de gagner une cinquantaine de sièges, mais la majorité reste républicaine. C’était un coup de force de la part du président Mac Mahon, dont Emmanuel Macron n’a pour l’instant pas besoin. Dans quelques mois, s’il constate que la configuration actuelle l’empêche de réformer et que tous les projets du quinquennat sont bloqués, faute de majorité, alors il pourrait dissoudre l’Assemblée nationale. C’est là que se pose la question de l’opinion. Emmanuel Macron devra montrer qu’il est dans une volonté de transaction, d’écoute, et que ses opposants refusent de participer aux compromis. De l’autre côté, les oppositions diront qu’Emmanuel Macron ne fait pas assez de concessions pour pouvoir légiférer ensemble.

Revue des Deux Mondes – Les Républicains semblent être faiseurs de roi, mais s’ils s’allient à la majorité présidentielle, ne passeront-ils pas pour des traîtres auprès des électeurs ? Quelle marge de manœuvre ont-ils aujourd’hui ?

Jean Garrigues –
Nous sommes dans une très grande ambiguïté : si les Républicains jouent le jeu du compromis, ils pourraient être considérés comme des traîtres, mais s’ils ne le jouent pas, ils pourraient apparaître comme les responsables du blocage. Ils sont de toute façon les alliés potentiels les plus vraisemblables d’Emmanuel Macron : les deux autres groupes qui peuvent lui permettre d’obtenir une majorité absolue sont LFI et le RN, avec qui les différences sont très marquées. Je crois que l’intérêt partisan des Républicains serait de ne pas trop négocier avec le gouvernement, de ne pas voter ou d’être dans une attitude de réserve par rapport à l’exécutif. Mais l’équation entre trahison et immobilisme est délicate, d’autant plus qu’il existe plusieurs lignes au sein du parti.

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Revue des Deux Mondes – Les partis composant la Nupes ont des traditions parlementaires différentes, les socialistes recherchant davantage le compromis dans le cadre du travail législatif et les insoumis préférant une opposition de principe. Un tel intergroupe peut-il rester uni ?

Jean Garrigues –
Je pense que la Nupes est vouée à la division. D’ailleurs, son contrat électoral faisait acte de divergences non réglées. Je ne vois donc pas comment ces désaccords, une fois concrétisés à l’Assemblée sous forme de projets ou de propositions de loi, ne vont pas éclater. Le Parti socialiste et le Parti communiste vont-ils être sur la même ligne que LFI sur le nucléaire ? Leurs positions seront-elles similaires sur la sécurité et le communautarisme ? LFI s’entendra-t-elle avec Europe Écologie Les Verts sur la désobéissance aux traités européens ? Il existe beaucoup de sujets qui sont motifs à une dislocation de la Nupes, du moins sur le plan parlementaire. Maintiendront-ils la fiction de cette alliance (à mon sens opportuniste) ? C’est une autre affaire…

Revue des Deux Mondes – La tripartition à l’Assemblée aboutit presque à une représentation à la proportionnelle. Faut-il pour autant instaurer la proportionnelle comme mode de scrutin ?

Jean Garrigues –
Ces élections législatives montrent que nous n’avons pas véritablement besoin du scrutin proportionnel. Le scrutin majoritaire a permis que s’expriment les grandes sensibilités politiques françaises, avec cette tripartition proche de celle de l’élection présidentielle. On pourrait ajouter une dose de proportionnelle pour donner encore plus de vérité démocratique à la composition de l’Assemblée. Mais il faut être prudent : le scrutin proportionnel tel qu’il existait sous la IVe République peut être un vecteur de paralysie. Si les résultats des élections législatives étaient exactement les mêmes qu’à la présidentielle, c’est-à-dire 28% pour Ensemble !, 23% pour le RN et 22% pour LFI, alors on se retrouverait dans une difficulté insurmontable. Deux forces extrêmes irréductibles à des alliances et refusant tout compromis, et une majorité très courte de Macron, ne permettrait pas de faire voter le moindre texte de loi.

Propos recueillis par Aurélien Tillier

Cet article a été publié à l'origine sur le site de la Revue des Deux Mondes. Cliquez ici pour y accéder.

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