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Depuis le mouvement des « gilets jaunes » et la pandémie de Covid-19, l’industrie est redevenue une question centrale du débat public. Les quelques voix marginales qui déploraient la disparition des fleurons industriels français ont remporté une bataille culturelle décisive pour notre souveraineté et notre économie. Mais comment expliquer que l’industrie française se soit effondrée dans l’indifférence quasi-générale ces quarante dernières années ?
Usine Siléane de Saint-Etienne, lors de la visite d’Emmanuel Macron le 25 octobre 2021. Crédit : Stephane Lemouton/Pool/ABACAPRESS.COM |
Dans La désindustrialisation de la France (éd. Odile Jacob, 2022), Nicolas Dufourcq, directeur général de la Banque publique d’investissement (BPI), propose une analyse détaillée de ce « drame » et donne la parole aux acteurs de l’industrie, des entrepreneurs aux syndicalistes en passant par les économistes, les politiques et les fonctionnaires.
Revue des Deux Mondes – La désindustrialisation explique-t-elle beaucoup de nos maux économiques, sociaux, politiques ou encore territoriaux en France ?
Nicolas Dufourcq – Elle n’explique pas tout, loin de là, mais elle a creusé une profonde blessure d’identité et d’amour propre. Des centaines de milliers de familles ont été touchées, avec une forme de transmission intergénérationnelle de l’amertume. Une partie du prestige des élites – et pour moi les élites n’ont rien à voir avec la noblesse héréditaire que dénonce Bourdieu, ce sont simplement les chefs d’où qu’ils viennent – s’est perdue à l’époque. Nous n’avons accompagné et protégé tout un pan de la société que par l’assistanat des prestations, qui n’était pas ce que demandaient les gens. Ils ne voulaient pas de la charité collective, ils voulaient qu’on défende leur industrie. Des territoires entiers se sont vidés, car la compétitivité des sites s’était effondrée, faute de préparation à la mondialisation, faute d’innovation, d’investissement, faute de prise de conscience que le coût du travail était écrasant, et faute d’une culture politique et syndicale locale, dans le monde des PME, qui aurait permis les compromis. La France de l’époque était encore à la fois très marxiste dans la relation sociale, et très autoritaire dans le style de management des entreprises. Mais surtout les contraintes sur les petites et moyennes entreprises industrielles étaient écrasées. Heureusement, des progrès importants sur tous ces fronts ont été faits depuis.
Nicolas Dufourcq – Jusqu’à la prise de conscience de 2009, quand on découvre que même l’automobile, le sanctum sanctorum de l’industrie, est touchée, la gauche est dans le déni. Elle n’est pas la seule, tout le monde l’est. La France est active sur quantité de fronts qui l’occupent, elle passe devant l’industrie, qui a le genou à terre, sans la regarder. Elle pense que les grands groupes vont gérer leurs filières, et que l’intendance suivra. Pourtant, sur le terrain, c’est la déroute, et cette réalité, la gauche non seulement ne la remonte pas, alors que le monde ouvrier est une partie de sa base, mais en plus elle l’aggrave par les 35 heures, par l’acceptation dans certaines industries du dévoiement des lois Auroux, par la résistance féroce à la baisse des charges sur les bas salaires, par le refus de la réforme des retraites qui aurait allégé le poids de l’État-Providence sur les entreprises, etc. Après le passage à l’euro, il fallait une politique de l’offre. Pas pour les riches, mais pour préserver les emplois industriels des Français modestes. Bérégovoy l’avait compris. Tout ce que François Hollande et Emmanuel Macron ont fait, il fallait le faire en 2001, à la place des 35 heures. C’était à la gauche de le faire, comme en Allemagne. Bien sûr, c’était prendre un risque élevé sur l’unité du PS, et on se souvient que le SPD a connu une scission. Mais aujourd’hui le SPD est au pouvoir quand le PS a disparu.
Revue des Deux Mondes – La droite, habituellement plus attentive aux difficultés des chefs d’entreprise, n’a pas non plus enrayé la désindustrialisation. Comment expliquer que cet aveuglement soit transpartisan ?
Nicolas Dufourcq – Jacques Chirac ne s’intéressait pas à l’économie. Il aurait pu stopper les 35 heures, qui étaient en vigueur depuis seulement 4 mois quand il est arrivé à l’Élysée. Le message aurait été majeur pour les entrepreneurs et pour la culture du travail en France. Mais il était convaincu par son propre discours sur les fractures de la société française, et la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour semblait lui donner raison. Mais Jean Boissonnat et Michel Albert avaient prévu la présence de Le Pen au second tour dans leur livre de 1986, Crise, krach, boom (éd. Seuil), où ils prédisaient ce qui se passerait si on n’accompagnait pas massivement les entrepreneurs après le passage au marché unique européen en 1992, puis à la mondialisation asiatique. Pensez, la droite a déplafonné l’ISF en 1995 ! Elle s’est laissé impressionner, comme le lapin dans les phares, par les torrents de sarcasmes sur les riches, les entrepreneurs, les ultra-libéraux, etc. Le chômage était élevé, et les réformateurs étaient inaudibles. L’opinion publique dirigeante était compassionnelle, et non décisive. Gauche et droite, en même temps, se sont heureusement réveillées depuis, en 2010. Et aujourd’hui, en effet, je pense qu’il y a un consensus national pour stopper le drame et réindustrialiser.
Nicolas Dufourcq – C’est possible, tout simplement car il y a des centaines de belles histoires, partout. Ça existe, ça n’est pas un village Potemkine. Il faut du capital, de l’innovation et des talents d’entrepreneurs. Il faut surtout que toute la France soit derrière son équipe. C’est-à-dire les médias, qui pendant les années 2000 ne montraient que des pneus enflammés ; les patrons, qui doivent faire ce qu’il faut pour attirer les jeunes ; les grands groupes, qui doivent donner leur chance aux PME françaises ; les écoles de commerce et d’ingénieurs, qui doivent convaincre les diplômés de se tourner vers l’industrie ; les lycées et collèges, qui doivent arrêter de dépeindre l’usine comme celle des romans de Zola ; l’État, qui doit garder son mix actuel de soutien pendant au minimum 15 ans sans jamais dévier et créer de la stabilité fiscale et sociale pour les entrepreneurs ; l’administration , qui doit devenir pro-business au lieu d’être gendarme ; les régions, qui ont un rôle majeur d’animation des écosystèmes territoriaux ; les syndicats, qui doivent accepter qu’on questionne l’impasse financière de l’État-Providence et le poids excessif des institutions inventées avant la mondialisation en termes de nombre de salariés protégés et d’instances dans les ETI industrielles (1) ; les familles, qui doivent pouvoir dire à nouveau à leurs enfants que l’industrie, c’est bien, que la France a toujours été un pays d’ingénieurs, et qu’avec notre French Fab, nous avons des choses à apporter au monde. Tout cela s’appelle un contrat social. Il y a consensus sur le « produire en France », il faut qu’en face il y ait le contrat social qui le permette.
Revue des Deux Mondes – Pourquoi et comment l’Allemagne, contrairement à la France, a-t-elle préservé son industrie ?
Nicolas Dufourcq – Parce que le contrat social des années 2000 était 100% construit pour l’industrie. Les médias en disaient du bien, les meilleurs étudiants allaient y travailler, le coût du travail dans les services à l’industrie était, via les mini-jobs, massivement subventionné par l’État, les ouvriers eux-mêmes faisaient des concessions salariales majeures, tous les ans, les administrations locales étaient marchandes, facilitatrices, et non pas contrôlantes. En somme, la lutte des classes et la détestation des élites ne structuraient pas le champ politique et le pragmatisme était la règle. L’Allemagne devait se relever du choc de la réunification et tout le monde s’y est mis.
Revue des Deux Mondes – La désindustrialisation explique-t-elle beaucoup de nos maux économiques, sociaux, politiques ou encore territoriaux en France ?
Nicolas Dufourcq – Elle n’explique pas tout, loin de là, mais elle a creusé une profonde blessure d’identité et d’amour propre. Des centaines de milliers de familles ont été touchées, avec une forme de transmission intergénérationnelle de l’amertume. Une partie du prestige des élites – et pour moi les élites n’ont rien à voir avec la noblesse héréditaire que dénonce Bourdieu, ce sont simplement les chefs d’où qu’ils viennent – s’est perdue à l’époque. Nous n’avons accompagné et protégé tout un pan de la société que par l’assistanat des prestations, qui n’était pas ce que demandaient les gens. Ils ne voulaient pas de la charité collective, ils voulaient qu’on défende leur industrie. Des territoires entiers se sont vidés, car la compétitivité des sites s’était effondrée, faute de préparation à la mondialisation, faute d’innovation, d’investissement, faute de prise de conscience que le coût du travail était écrasant, et faute d’une culture politique et syndicale locale, dans le monde des PME, qui aurait permis les compromis. La France de l’époque était encore à la fois très marxiste dans la relation sociale, et très autoritaire dans le style de management des entreprises. Mais surtout les contraintes sur les petites et moyennes entreprises industrielles étaient écrasées. Heureusement, des progrès importants sur tous ces fronts ont été faits depuis.
« Jusqu’à la prise de conscience de 2009, quand on découvre que même l’automobile, le sanctum sanctorum de l’industrie, est touchée, la gauche est dans le déni. »
Revue des Deux Mondes – Vous dénoncez l’abandon de l’industrie par la gauche. Quand cela s’est-il produit et pourquoi ?Nicolas Dufourcq – Jusqu’à la prise de conscience de 2009, quand on découvre que même l’automobile, le sanctum sanctorum de l’industrie, est touchée, la gauche est dans le déni. Elle n’est pas la seule, tout le monde l’est. La France est active sur quantité de fronts qui l’occupent, elle passe devant l’industrie, qui a le genou à terre, sans la regarder. Elle pense que les grands groupes vont gérer leurs filières, et que l’intendance suivra. Pourtant, sur le terrain, c’est la déroute, et cette réalité, la gauche non seulement ne la remonte pas, alors que le monde ouvrier est une partie de sa base, mais en plus elle l’aggrave par les 35 heures, par l’acceptation dans certaines industries du dévoiement des lois Auroux, par la résistance féroce à la baisse des charges sur les bas salaires, par le refus de la réforme des retraites qui aurait allégé le poids de l’État-Providence sur les entreprises, etc. Après le passage à l’euro, il fallait une politique de l’offre. Pas pour les riches, mais pour préserver les emplois industriels des Français modestes. Bérégovoy l’avait compris. Tout ce que François Hollande et Emmanuel Macron ont fait, il fallait le faire en 2001, à la place des 35 heures. C’était à la gauche de le faire, comme en Allemagne. Bien sûr, c’était prendre un risque élevé sur l’unité du PS, et on se souvient que le SPD a connu une scission. Mais aujourd’hui le SPD est au pouvoir quand le PS a disparu.
Revue des Deux Mondes – La droite, habituellement plus attentive aux difficultés des chefs d’entreprise, n’a pas non plus enrayé la désindustrialisation. Comment expliquer que cet aveuglement soit transpartisan ?
Nicolas Dufourcq – Jacques Chirac ne s’intéressait pas à l’économie. Il aurait pu stopper les 35 heures, qui étaient en vigueur depuis seulement 4 mois quand il est arrivé à l’Élysée. Le message aurait été majeur pour les entrepreneurs et pour la culture du travail en France. Mais il était convaincu par son propre discours sur les fractures de la société française, et la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour semblait lui donner raison. Mais Jean Boissonnat et Michel Albert avaient prévu la présence de Le Pen au second tour dans leur livre de 1986, Crise, krach, boom (éd. Seuil), où ils prédisaient ce qui se passerait si on n’accompagnait pas massivement les entrepreneurs après le passage au marché unique européen en 1992, puis à la mondialisation asiatique. Pensez, la droite a déplafonné l’ISF en 1995 ! Elle s’est laissé impressionner, comme le lapin dans les phares, par les torrents de sarcasmes sur les riches, les entrepreneurs, les ultra-libéraux, etc. Le chômage était élevé, et les réformateurs étaient inaudibles. L’opinion publique dirigeante était compassionnelle, et non décisive. Gauche et droite, en même temps, se sont heureusement réveillées depuis, en 2010. Et aujourd’hui, en effet, je pense qu’il y a un consensus national pour stopper le drame et réindustrialiser.
« La réindustrialisation est possible. Il faut du capital, de l’innovation et des talents d’entrepreneurs. Et il faut surtout que toute la France soit derrière son équipe. »
Revue des Deux Mondes – Vous évoquez à plusieurs reprises la connotation négative donnée depuis plusieurs décennies à l’industrie. Comment recréer autour de cette dernière un imaginaire collectif positif ?Nicolas Dufourcq – C’est possible, tout simplement car il y a des centaines de belles histoires, partout. Ça existe, ça n’est pas un village Potemkine. Il faut du capital, de l’innovation et des talents d’entrepreneurs. Il faut surtout que toute la France soit derrière son équipe. C’est-à-dire les médias, qui pendant les années 2000 ne montraient que des pneus enflammés ; les patrons, qui doivent faire ce qu’il faut pour attirer les jeunes ; les grands groupes, qui doivent donner leur chance aux PME françaises ; les écoles de commerce et d’ingénieurs, qui doivent convaincre les diplômés de se tourner vers l’industrie ; les lycées et collèges, qui doivent arrêter de dépeindre l’usine comme celle des romans de Zola ; l’État, qui doit garder son mix actuel de soutien pendant au minimum 15 ans sans jamais dévier et créer de la stabilité fiscale et sociale pour les entrepreneurs ; l’administration , qui doit devenir pro-business au lieu d’être gendarme ; les régions, qui ont un rôle majeur d’animation des écosystèmes territoriaux ; les syndicats, qui doivent accepter qu’on questionne l’impasse financière de l’État-Providence et le poids excessif des institutions inventées avant la mondialisation en termes de nombre de salariés protégés et d’instances dans les ETI industrielles (1) ; les familles, qui doivent pouvoir dire à nouveau à leurs enfants que l’industrie, c’est bien, que la France a toujours été un pays d’ingénieurs, et qu’avec notre French Fab, nous avons des choses à apporter au monde. Tout cela s’appelle un contrat social. Il y a consensus sur le « produire en France », il faut qu’en face il y ait le contrat social qui le permette.
Revue des Deux Mondes – Pourquoi et comment l’Allemagne, contrairement à la France, a-t-elle préservé son industrie ?
Nicolas Dufourcq – Parce que le contrat social des années 2000 était 100% construit pour l’industrie. Les médias en disaient du bien, les meilleurs étudiants allaient y travailler, le coût du travail dans les services à l’industrie était, via les mini-jobs, massivement subventionné par l’État, les ouvriers eux-mêmes faisaient des concessions salariales majeures, tous les ans, les administrations locales étaient marchandes, facilitatrices, et non pas contrôlantes. En somme, la lutte des classes et la détestation des élites ne structuraient pas le champ politique et le pragmatisme était la règle. L’Allemagne devait se relever du choc de la réunification et tout le monde s’y est mis.
Revue des Deux Mondes – L’écologie – et notamment la baisse des émissions de CO2 – est-elle un frein à la réindustrialisation ?
Nicolas Dufourcq – Au contraire. C’est là que nous avons une chance de sauter une étape. Les usines qui vont maintenant se monter seront nativement décarbonées. Beaucoup seront d’ailleurs dans le champ de la transition climatique. Beaucoup permettront de produire en local ce qui polluait tant quand on importait d’Asie. Beaucoup aussi incorporent une dimension de recyclage, non seulement les nouvelles usines de batteries, mais aussi celles qui produisent des objets qui seront achetés par les consommateurs précisément parce qu’ils seront réparables.
Revue des Deux Mondes – En 2021, on compte plus d’ouvertures d’usines que de fermetures. La réindustrialisation est-elle déjà enclenchée ? Combien de temps la reconstruction d’une puissance industrielle française peut-elle prendre ?
Nicolas Dufourcq – 15 ans en étant solidaires, pragmatiques, et en mettant les meilleurs des Français au service de la cause. C’est aussi pour cela que, après avoir lancé la French Tech, l’État propose aux entrepreneurs de s’unir dans le mouvement de la French Fab. La French Tech est connue dans le monde entier. Ça a pris 10 ans. C’est dans les attributs de la marque France. Cela prouve que c’est faisable si tout le monde s’y met. On peut rêver d’une France connue en 2030 pour sa French Fab. Je dis aux entrepreneurs : le coq bleu, c’est votre maillot, portez-le ! L’industrie a trop souffert d’être silencieuse.
Revue des Deux Mondes – Réindustrialiser la France est-il possible dans le cadre européen actuel ? Ne faut-il pas plutôt compter sur une réindustrialisation à l’échelle européenne ?
Nicolas Dufourcq – Il faudrait penser le sujet à l’échelle européenne. L’Union européenne a cependant beaucoup évolué sur ce sujet et s’est même dotée de stratégies industrielles dans bon nombre de domaines qu’elle décline maintenant au travers de grands programmes sur la microélectronique, les batteries, l’hydrogène etc. Certains projets en consortium avec d’autres pays sont de belles histoires. Ceux qui sont portés par de grandes entreprises binationales comme Stellantis ou STMicroelectronics sont aussi des preuves d’intelligence européenne. Mais il ne faut pas non plus pêcher par naïveté : nous sommes en compétition, et tous les pays veulent être les premiers à réindustrialiser. La concurrence pour attirer les projets est féroce et tout le monde a le couteau entre les dents. À nous d’être les meilleurs.
(1) ETI : entreprise de taille intermédiaire
Propos recueillis par Aurélien Tillier
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