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Imaginez. Au tournant du millénaire, un continent entier est frappé d’une épidémie de cécité, laissant la voie libre aux ambitions conquérantes d’un impitoyable antagoniste assoiffé de pouvoir. Non, ceci n’est pas le résumé d’un nouveau roman dystopique. C’est l’histoire tout à fait réelle d’une Europe qui n’a pas vu – ou pas voulu voir – qui était vraiment Vladimir Poutine.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, de nombreux ouvrages d’histoire ou de géopolitique ont été publiés pour expliquer et comprendre ce conflit. L’un d’entre eux fera date. Les Aveuglés, de la journaliste Sylvie Kauffmann, est un travail titanesque d’analyse, d’enquête et de pédagogie. Ancienne correspondante en Europe de l’Est à la fin des années 1980 pour le journal Le Monde, dont elle est aujourd’hui directrice éditoriale, Sylvie Kauffmann a assisté à la chute de l’Union soviétique, au chaos de l’ère Eltsine, et aux recompositions politiques et internationales entraînées par les indépendances. En avril 2022, elle s’installe à Berlin et commence son travail de recherche. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Passionnant mélange de souvenirs et d’anecdotes, d’analyses et d’archives, ce livre donne la parole aux protagonistes de ces vingt dernières années. Sylvie Kauffmann en a interrogé des dizaines, des plus connus, comme François Hollande ou le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, aux plus obscurs, tels que les diplomates qui négocient sans relâche, à l’abri des regards. Avec ces témoignages, la journaliste peint une grande fresque européenne du rapport à la Russie et nous emmène dans les coulisses des tractations avec Poutine.
Au début des années 2000, le président ensorcèle tout le monde. Nouveau visage, plus jeune, la main tendue vers l’Ouest. George W. Bush dit avoir vu le fond de son âme et lui faire confiance, Tony Blair se réjouit de ce partenaire avec qui faire des affaires – la City est alors surnommée la « lessiveuse londonienne » tant elle est inondée d’argent sale venant de Russie – et Gerhard Schröder, héritier de l’Ostpolitik chère au Parti social-démocrate, voit en lui un ami, germanophone de surcroît, prêt à coopérer avec l’Europe. Seul Jacques Chirac hésite, à cause de la guerre en Tchétchénie, mais il change vite son fusil d’épaule, isolé sur la scène européenne. Poutine soutient les États-Unis après le 11-Septembre et participe même à l’intervention en Afghanistan. La guerre froide est définitivement terminée.
Les pays d’Europe de l’Ouest ouvrent alors grand les portes de la bergerie et tombent tous dans le piège. Les économies britannique et italienne deviennent dépendantes du commerce avec les oligarques. La France, aveuglée par sa vieille amitié avec l’ours russe et par son amour pour la culture du XIXe siècle, rêve d’une architecture de sécurité européenne impliquant Moscou. Là naît le fameux mot d’ordre qui se transmet de président en président : il ne faut pas humilier la Russie. L’Allemagne, quant à elle, se jette directement dans la gueule du loup en faisant reposer son avenir énergétique sur le gaz russe, qui représente plus de la moitié de son approvisionnement et devient indispensable pour l’industrie, et donc pour la prospérité du pays. Selon Sylvie Kauffmann, le rapport de notre voisin d’outre-Rhin à la Russie devrait être étudié sur un divan : de la culpabilité pour les 27 millions de morts soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale, de la reconnaissance pour la réunification, et du respect pour une histoire commune. D’où les pipelines Nord Stream, symboles de la relation spéciale germano-russe, qui permettent d’acheminer le gaz par la mer Baltique, en contournant l’Ukraine. Peu importe si la Russie utilise déjà cette ressource pour intimider Kiev, Poutine n’osera pas faire pareil avec l’Allemagne !
Les Aveuglés raconte les grands moments de bascule, de chaque côté du miroir. Autant de signaux annonciateurs naïvement ou cyniquement ignorés. En 2008, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy obtiennent le report de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN, pensant ménager Moscou. Première brèche dans laquelle Poutine s’engouffre : quelques semaines plus tard, il envahit la Géorgie. En 2012, Poutine redevient président, referme la parenthèse Medvedev, qui nourrissait les espoirs occidentaux, et se montre plus autoritaire que jamais. En 2013, Barack Obama n’intervient pas en Syrie après que Bachar el-Assad a utilisé des armes chimiques contre son peuple, ce dont le président américain avait fait une ligne rouge. Le repli des États-Unis est confirmé et l’impuissance de l’Europe attestée. Poutine envahit la Crimée et le Donbass l’année suivante.
Ce livre est essentiel pour son caractère introspectif. Parmi toutes les personnalités interrogées, certaines réfutent leur responsabilité : à l’époque, on ne pensait pas que Poutine attaquerait l’Ukraine ! Quelques-unes font leur mea culpa, mais seulement du bout des lèvres. D’autres se plient vraiment à l’exercice et regrettent de n’avoir fait que de la gestion de crise, d’avoir privilégié leurs intérêts à court terme sans penser dans la durée, ou de ne pas avoir plus écouté les pays d’Europe de l’Est, si souvent méprisés et écartés des discussions. Des erreurs stratégiques aux retombées terribles, oui, mais aussi des leçons vitales à garder en tête quand viendra le temps de penser l’après-guerre.
Par Aurélien Tillier
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